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Letteratura e controrivoluzione: l’esempio della Vandea

di Jean-Clément Martin
in Memoria e Ricerca n.s. 24 (2007), p. 47


 Littérature et Contre-Révolution, l’exemple de la guerre de Vendée
L’historiographie, les productions artistiques et littéraires créées autour d’un événement historique demeurent toujours des champs peu fréquentés par les historiens. Même si ceux-ci citent régulièrement les ouvrages antérieurs, évoquent les romans caractéristiques et utilisent en illustration les tableaux, les études systématiques sont rares. La Révolution française et la Contre-Révolution n’échappent pas à ce curieux déficit. La surabondance décourageante des sources n’explique pas tout. L’Université ne sait pas reconnaître exactement la place des recherches historiographiques, s’y ajoute la conviction que les études historiques nécessitent le recours aux archives pour découvrir inlassablement du nouveau, caché par les prédécesseurs ou masqués par les idéologues, travestis par les artistes et les romanciers. D’innombrables travaux ont été pourtant confectionnés dans ces champs, ils attendent toujours d’être rassemblés dans une synthèse qui s’annonce de plus en plus difficile. Dans cette perspective, le cas de la Contre-Révolution est aggravé par le fait qu’elle a été longtemps réservée à des approches partisanes ou militantes et il n’est pas certain qu’elle ait véritablement trouvé sa place dans le monde académique français, malgré la bibliographie disponible [1].
Une situation particulière a été faite à la guerre de Vendée dans cet ensemble compliqué. Seule «guerre» identifiée comme telle pendant la période révolutionnaire, elle se distingue de toutes les autres opérations contre-révolutionnaires, que ce soit la chouannerie bretonne ou normande, les soulèvements à répétition dans la vallée du Rhône, les insurrections des Barbets près de Nice, pour ne prendre que quelques exemples parmi les plus connus. La «guerre de Vendée», qui dans sa phase essentielle n’aura duré que de 1793 à 1796, a été considérée comme le théâtre le plus important des affrontements entre les deux France à l’époque. Elle a mobilisée contre elle la totalité du pays[2], a subi des batailles et des dévastations considérables; la «région» a sans doute perdu plus de 200 000 personnes pendant ces événements, ce qui en fait le lieu, de tout le pays, le plus marqué par la violence [3]. Son histoire devient emblématique de la résistance populaire, paysanne et catholique, dans les siècles qui suivent, et le monde entier en fait un symbole [4].
Cette place spécifique explique le sens des pages qui suivent, qui n’entendent pas s’occuper de la totalité de la Contre-Révolution, mais de la Vendée dont la signification symbolique organise de façon spécifique les rapports entre histoire, mémoire et littérature. Il s’agit bien de l’originalité de la Vendée ici, qui exacerbe les difficultés à connaître la Contre-Révolution dans l’ensemble de l’histoire de la France, et qui en l’occurrence noue un rapport particulier à la mémoire et à l’histoire.
 
1- Commençons par rappeler que la «guerre de Vendée» doit sa dénomination aux affrontements entre les Conventionnels plutôt qu’aux mouvements contre-révolutionnaires demeurés fragmentés dans le sud de la Loire, même s’ils pouvaient se définir tous dans leur défense du trône et de l’autel. C’est dans le miroir imposé par la Révolution que la Vendée a trouvé son existence, au même titre que Coblence est devenu le symbole de l’émigration nobiliaire. D’emblée, la Vendée a été l’objet d’enjeux politiques et idéologiques, qui ont parfois entraîné des retranscriptions erronées des faits et plus souvent ont justifié la création de récits fantasmatiques, immédiatement. Un exemple peut être apporté par les massacres de Machecoul  commis en mars-avril 1793 par les insurgés, qui sont connus aussitôt dans tout le pays ; les journaux et les révolutionnaires parlent parfois de 800 morts, donnent des descriptions horrifiques et précises, qui se retrouveront ensuite sous la plume de Michelet et de Jaurès à la fin du XIXe siècle. Il faut revenir à un travail d’érudition précis pour s’opposer aux traditions historiographiques et établir un bilan qui ne doit pas dépasser le nombre de 160 victimes [5].
Entre la quasi absence d’archives sur les tueries ou certaines défaites républicaines survenues en septembre 1793, autres exemples, et les pamphlets accusant Carrier et Robespierre d’avoir voulu commettre une «dépopulation» de la région en 1794, la réalité historique de la guerre est encore difficile à appréhender aujourd’hui, tant il faut de précautions pour retrouver les faits dans les mémoires qui remplacent les archives défaillantes, ou pour dénouer les fils des manipulations. Car les luttes politiciennes de l’époque ont inventé des héros ou des monstres, comme Bara, le jeune tambour assassiné par les vendéens, ou Turreau, le responsable des «colonnes infernales» qui voisine avec Carrier le «noyeur de Nantes». La «littérature» , au sens où le mot recouvre l’ensemble des écrits qu’il n’est pas possible de rassembler dans la catégorie des documents administratifs ou personnels, destinés aux archives, est indispensable ici plus qu’ailleurs pour faire de l’histoire.
Par la suite, comme pour l’histoire de la Révolution, les publications ont mêlé intimement les dimensions « historiques » et « littéraires. » Les acteurs ont joué un rôle important dans la fabrication du souvenir, par leurs mémoires, dont les plus importants sont incontestablement ceux publiés par la marquise de La Rochejaquelein, veuve successivement de deux généraux vendéens tués aux combats. De multiples écrits furent rédigés pour défendre des individus ou des positions, d’autant que les réminiscences de la «guerre» se mêlaient aux reprises d’insurrection des années 1815 et surtout 1832, contre Napoléon d’abord et Louis-Philippe 1er ensuite [6]. Des éditeurs parisiens lancèrent des collections qui virent alterner auteurs «blancs» et «bleus» [7]. Dans le fil de ces débats, des «historiens» militants composèrent des sommes historiques en compilant des brochures et en collectant des souvenirs oraux. Là encore, les ouvrages des abbés Deniau, par exemple, ne diffèrent guère des livres parus au même moment sous la signature de Michelet ou de Buchez et Roux, rassemblant également dans des buts polémiques les débris laissés par le passé [8]. Il suffit de penser à l’invention toute romanesque des  « girondins » réalisée par le livre d’histoire d’Alphonse de Lamartine, poète reconnu et homme politique influent pendant la Monarchie de Juillet, pour admettre à quel point la littérature historique a créé un légendaire national qui n’a pas perdu de sa force [9].
La différence de traitement fut plus radicale par la suite, dans la mesure où l’histoire «scientifique» se constitua à la fin du XIXe siècle en opposition aux passés vendéen et contre-révolutionnaire, et que les historiens académiques récusèrent par principe toute conclusion non fondée sur des archives. Spécialisation et professionnalisation se conjuguèrent avec républicanisme laïc dans la querelle bien connue qui opposa les tenants de la Revue des Questions historiques à ceux de la Revue historique. Le cas le plus illustre, dans le domaine vendéen, fut apporté par la controverse entre l’archiviste Célestin Port, soutenu par le titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française, Alphonse Aulard, et l’abbé Bossard, à propos du brevet de généralissime de Cathelineau, dont il est difficile aujourd’hui encore de garantir l’authenticité par la preuve matérielle, mais qui semble avéré par les mémoires [10]. Il serait possible de multiplier les témoignages, il suffit de relever par exemple les deux monuments d’érudition parallèles composés l’un par le très républicain Charles-Louis Chassin, l’autre par le chanoine Uzureau, dans des directions exactement opposées [11]. Reste cependant que cet écart progressivement élargi permet de comprendre à quel point l’approche «littéraire» fut le propre de l’histoire vendéenne tandis que les spécialisations se faisaient dans le champ de l’histoire révolutionnaire, situation que le XXe siècle a peu modifié.
 
2- Qui peut aujourd’hui prétendre refuser d’employer l’opposition forcée girondins/ montagnards qui structure toute la pensée politique française, alors que les faits ne permettent pas de vérifier l’existence de groupes politiques aussi délimités? Comment ne pas relever qu’une partie de l’œuvre monumentale de Chassin est intitulée «La Vendée patriote» formule qui représente véritablement une provocation eu égard à ce qui était la réalité des années 1793-1794! Il n’y a donc pas lieu de s’étonner de la persistance d’une littérature historique militante et active jusqu’à la fin du XXe siècle ancrée dans la volonté de ne pas reconnaître de fait la place de la mémoire vendéenne dans la mémoire nationale. Le phénomène est avéré. La «guerre de Vendée» a servi pendant longtemps de pomme de discorde dans l’écriture des manuels scolaires destinés aux écoles de la République et aux écoles privées catholiques, tandis que les batailles et les tueries de la guerre étaient passées sous silence par l'État républicain et commémorées par les militants du souvenir. La situation a duré ainsi pendant près de deux siècles jusqu’au moment du bicentenaire de la Révolution française, où, paradoxalement, la mémoire vendéenne a littéralement fait irruption dans le débat historique national, soutenu par des universitaires comme Pierre Chaunu, Jean Tulard et François Furet. Les années 1980 furent ainsi l’occasion d’une controverse autour de la possibilité d’un «génocide» commis par la République en Vendée [12]. Même si les célébrations nationales de 1989 furent radicalement muettes sur la Vendée, la mémoire entra ainsi dans le champ historique académique. On peut penser que cette mutation n’est pas achevée et qu’elle se poursuit. Ainsi deux traditions de la «littérature» historique se rejoindraient-elles bon gré, mal gré, dans la constitution d’une nouvelle tradition nationale.
L’évolution qui a affecté la totalité de la société française peut expliquer en partie ce tournant. Pendant près de deux siècles, l’histoire de la Vendée a reposé sur les efforts de petits noyaux d’intellectuels, de nobles militants, de clercs, qui n’ont pas cessé, essentiellement depuis la région elle-même, de cultiver le passé et d’en vulgariser les faits. L’histoire a été ainsi confondue avec le destin d’une région et d’une société, comme en témoignent les articles de la Revue du Bas-Poitou, qui fut la plus importante publication périodique [13]. Dans l’abondante collection des articles publiés à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, les différents auteurs se préoccupent d’abord de retrouver l’unité régionale née autour de l’insurrection religieuse et populaire de nature communautaire dans la «guerre». Les colonnes de la revue sont ouvertes à l’histoire et à la poésie, mais récusent l’écriture romanesque. Pourtant c’est bien une vision téléologique fondée sur une conception toute «littéraire» du traitement du passé qui est à l’œuvre, l’objectif étant de défendre et d’entretenir une certaine idée de la France et de l’individu au travers des évocations des faits. L’objet historique est donné d’emblée, sa nature n’est pas discutée dans des comparaisons avec d’autres événements proches. Lorsque la comparaison est effectuée, notamment avec les mouvements carlistes, dans les œuvres de Gaëtan Bernoville, l’identité «vendéenne» est proclamée. La mutation vers une histoire discutant ses méthodes et ses sources, réfléchissant sur sa propre historicité, qui rompt véritablement avec l’histoire «littéraire» pour créer une histoire «scientifique» se réalise au tournant de la deuxième guerre mondiale avec les travaux du père Joseph Dehergne, du docteur Louis Merle, de l’archiviste Marcel Faucheux [14]. L’énumération des titres atteste qu’il s’agit des historiens «amateurs» touchés pourtant par la «professionnalisation» de l’écriture historique, à l’imitation de l’itinéraire de Philippe Ariès, porteur d’une culture historique issue de la Revue des Questions historiques, converti à l’histoire de la Revue historique ou des Annales ensuite !
À partir des années 1960, sous l’effet cumulé de l’industrialisation, de l’intensification des échanges entre les régions, de la démocratisation de l’enseignement, les valeurs régionales ont perdu une part importante de leur caractère identitaire pour porter éventuellement des contestations de la marche de la société nationale. Le tissu social s’unifiait rapidement, les mémoires orales tendaient à disparaître en même temps que les habitudes vestimentaires ou alimentaires. Dans le même temps, la crise de la représentation politique et la remise en cause des grands récits historiques ont accentué la mutation, si bien que la Vendée a pu passer pour un contre-exemple réussi de la résistance régionale à l’uniformisation internationale et à l’impérialisme d’une historiographie de la Révolution française identifiée au marxisme universitaire. La querelle du « génocide », survenue alors que le président du Conseil général de la Vendée, Philippe de Villiers, lançait un spectacle de sons et lumières rapidement célèbre, nouait d’un seul coup tous les fils d’une longue trame d’histoire militante. La Vendée pouvait ainsi réunir sur son cas des dimensions apparemment contradictoires. Elle incarnait la preuve possible des incertitudes de la vérité historique et de l’importance de la tradition mémorielle littéraire, tout en incitant à «faire de l’histoire» de façon académique. Cette mutation peut sans doute se rapprocher de celles qui ont affecté nombre d’histoires régionales, qui du Pays cathare à la Bretagne, en passant par la Provence, ont été confrontées à des rencontres proches, l’écriture universitaire s’emparant de la littérature créée notamment par les sociétés savantes du XIXe siècle. Mais les choses allaient se compliquer dans la mesure où la Vendée représentait une «région» marquée par une guerre particulièrement atroce et par un affrontement idéologique durable, incarnant un épisode hautement symbolique du passé national.
 
3- La position symbolique de la Vendée n’est en effet pas tout à fait celle des autres régions contre-révolutionnaires de France, et cela paraît notamment en fonction de la faible place accordée à la fiction proprement littéraire dans l’ensemble des publications qui lui sont consacrées. La place des ouvrages de fiction est en effet limitée dans les approches des guerres de l’Ouest. En 1986, Bernard Peschot dénombrait entre 154 à 285 romans sur les deux domaines, la chouannerie étant plus représentée que la Vendée [15]. On est très loin des dizaines de milliers de références consacrées à des approches «historiques» [16]. Mais en outre, la répartition est défavorable à la Vendée, qui est beaucoup moins le théâtre des fictions, malgré les apparences. Chacun connaît Les Chouans d’Honoré de Balzacet Quatre-Vingt-Treize de Victor Hugo, or ils traitent de la chouannerie, même si Hugo situe son roman en «Vendée», entérinant la confusion fréquente entre vendéens et chouans. La distinction n’est pas érudite et ne repose pas seulement sur une spécification géographique, Vendée au sud de la Loire, chouannerie au nord. Ce qui est en cause est autre chose de plus fondamental. La chouannerie renvoie aux refus de la Révolution française, effectués par une partie de la population encadrée par la noblesse, en Bretagne et en Normandie. Après les mouvements de guérilla qui se sont succédés après 1794 jusque dans les années 1800, la chouannerie a dégénéré en brigandage et en dissidence sociale, si bien que les souvenirs de la chouannerie ont été ainsi dépréciés pendant plusieurs décennies. Il a fallu attendre le milieu et surtout la fin du XIXsiècle pour que la mémoire des chouans soit valorisée. Au contraire, la « guerre de Vendée » est un symbole national (et international) de la lutte entre des principes idéologiques, philosophiques, religieux, sociaux, qui n’ont jamais cessé de se renouveler [17].
Sans prétendre à l’exhaustivité de la succession des luttes symboliques qui se déroulèrent pendant deux siècles, la Vendée a ainsi incarné les luttes entre le Bien et le Mal, entre la France monarchique et les Lumières, entre les villes et les campagnes, plus tard entre le bocage et la plaine, et toujours entre «la province» et Paris. L’histoire est continuellement assimilée à une épopée qui se conjugue avec les préoccupations de chaque époque [18]. Les Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein apparaissent exemplairement comme une illustration de cette pratique d’écriture, insistant sur l’image d’un peuple ancré dans la tradition religieuse et le respect de la hiérarchie naturelle. Plus qu’un épisode particulier de l’histoire, il s’agit davantage d’un essai sur l’histoire même de l’humanité, telle qu’elle s’est écrite dans les moments de la Révolution. Encore aujourd’hui ces mémoires ne sont pas lus autrement, ils rejoignent les œuvres de réflexion de Burke ou de Maistre, pour demeurer dans le même univers idéologique. Mais plus largement toute une série d’instrumentalisation du souvenir de la guerre joue sans cesse dans la constitution de l’histoire nationale, au point où la Vendée devient vraiment un «lieu de mémoire» de la France, représentant symboliquement la région inventée d’une contre-révolution mythique, incarnée autant par ses manifestations idéologiques que par ses industries à la campagne [19]. Il semble bien que la Vendée ait été le seul exemple d’une telle construction régionale [20].
L’«invention de la Bretagne»[21] s’est, par exemple, réalisée sur des bases plus proprement culturelles, cumulant les traditions anciennes avec les malentendus modernes (il suffit de penser au personnage de Bécassine) parmi lesquels figurent les innovations liées aux guerres de l’Ouest, qui apparaissent comme des éléments anecdotiques, voire exotiques. On peut en prendre la mesure avec la confusion établie régulièrement dans les lettres et les arts entre chouannerie et «guerre de Vendée». Pour ne prendre que quelques exemples, les paysages de la Bretagne granitique et maritime ont été régulièrement requis comme cadre des actions attribuées pourtant à la Vendée, qu’il s’agisse de la mort de Bara ou de La Rochejaquelein. La «messe en mer» est également un cliché ordinaire, qui confond les régions et donc les guerres. En littérature, les chansons «vendéennes» de Botrel, chansonnier breton et parisien de la fin du XIXe siècle, mêlent systématiquement les domaines avec une veine imaginative prolifique. Botrel invente ainsi la légende du «mouchoir rouge de Cholet», signe de reconnaissance des Vendéens, en lui attribuant une couleur, celle du sang, qui est tout à fait fantasmatique, mais qui est aujourd’hui tenue pour véridique [22].
Cette possibilité d’invention de légendaires mérite attention, car elle plus aisée dans le cas de la chouannerie que dans celle de la Vendée. Manifestement la liberté créatrice est affaiblie par l’importance des significations symboliques attribuées à la Vendée, ce qui n’est pas le cas de la chouannerie. Les grands personnages de la Vendée sont très peu mis en scène, et quand ils le sont ils jouent des rôles relativement secondaires, comme le personnage de Charette dans le roman d’Alexandre Dumas, Les Louves de Machecoul. Pourtant le même auteur n’avait pas hésité pourtant à traiter de façon romanesque la totalité de la révolution napolitaine de 1799 dans La San Felice en faisant tenir les premiers plans par les acteurs historiques authentiques, au besoin en s’appuyant sur des documents officiels[23]. De la même façon, on peut voir que la quasi totalité des romans consacrés à la Vendée se situe dans les périphéries de la guerre. Ainsi pour ne prendre que deux exemples parmi d’autres, le roman Barberine des Genêts d’Ernest Perrochon s’intéresse-t-il d’abord aux relations entre ruraux catholiques et protestants des Deux-Sèvres, plus qu’à la guerre qui sert de catalyseur [24]. Les Mouchoirs rouges de Cholet, de Michel Ragon commencent quant à eux au moment de la fin de la guerre, en 1795, pour mettre en scène la renaissance de la Vendée dans un décor fictionnel qui doit davantage à des réminiscences fantasmatiques d’Hiroshima après la guerre nucléaire qu’à des récits d’époque [25].
La littérature «vendéenne» n’a pas osé interpréter librement les grands noms, comme elle a pu le faire pour la Révolution, il suffit de penser notamment à l’œuvre de Georg Büchner, La mort de Danton, qui n’hésite pas à mettre en scène les Conventionnels les plus importants. Robespierre, Marat, sont des acteurs du roman de Hugo, Quatre-vingt-treize. Ils côtoient dans d’autres livres Marie-Antoinette ou Louis XVI, eux aussi devenus des héros de fiction autant que des personnages historiques [26]. Sans doute faut-il accepter les positions de Hugo et de Balzac qui estimaient que si seuls les mouvements collectifs comptent dans l’histoire de l’humanité, ceux-ci peuvent être représentés par des individus, résumée par la formule hugolienne «les événements dictent, les hommes signent» [27]. Il est frappant que les chefs vendéens n’ont pas pu bénéficier d’une pareille attention, pire même ce sont les gens du peuple, les anonymes, qui sont les héros représentatifs de l’identité vendéenne. Trois raisons semblent justifier cette situation.
En premier, les grandes figures de la Vendée ont été statufiées dans des positions idéologiques et religieuses qui limitent des réemplois fictionnels, et peu de traces historiques demeurent de leur existence personnelle. Ils sont devenus au sens propre comme au sens figuré des «héros de vitrail» avant d’être restés des acteurs de l’histoire. Le cas le plus extrême est certainement celui de Cathelineau, dont on ne sait pratiquement rien de la vie ordinaire. En conséquence, les champs d’interprétations restent limités. Alors que les révolutionnaires ont tous été au cœur de polémiques virulentes de leur vivant et qu’ils ont ensuite tous été objets de multiples interprétations opposées, ce qui a ouvert largement les voies de l’imaginaire, les «vendéens» n’ont été compris que dans le cadre dichotomique de l’affrontement entre les deux France. Même si la vie de Charette possède des facettes plus romanesques, qui ont donné prise à des interprétations polémiques, les significations données continûment à la «guerre de Vendée» par l’ensemble de la communauté française limitent les champs de l’imaginaire. L’illustrent les pièces de Basile Clénet, notamment celle qui fut interdite en France un temps, Les Géants de la Vendée [28].Les chouans, éternels «soldats de buisson» pour reprendre une formule de Barbey d’Aurevilly, leurs destinées fictionnelles sont plus malléables et totalement polysémiques. Ils peuvent incarner autant la violence populaire et les forces telluriques, que la piété naturelle ou l’acceptation du sacrifice, sans oublier leurs racines celtiques, normandes, ou leur atavisme rural ou maritime [29]!
Enfin, il convient d’ajouter une autre raison plus historique pour comprendre cette situation: sans doute faut-il imputer ce désintérêt à l’échec initial de la Restauration face à la Vendée dans les années 1820. On connaît le pamphlet de Chateaubriand dénonçant l’ingratitude des Bourbons, qui n’ont pas osé commémorer leurs partisans en 1817, mêlés trop intimement aux ultras pour être acceptables dans la politique de compromis inaugurée en 1814. La déroute de la tentative de la duchesse de Berry en 1832 renforce paradoxalement l’importance accordée aux simples combattants, que toute la littérature historique régionale va encenser par la suite. Une des meilleures illustrations de ce genre littéraire est donnée à la fin du XIXe siècle par l’ouvrage du comte de Chabot, Paysans vendéens [30], qui annonce le remplacement progressif donné des élites traditionnelles par les ruraux. Que les fictions «vendéennes» soient consacrées à des héros ou à des épisodes marginaux doit certainement être interprété dans cette perspective. On comprend dès lors cette filière du roman «vendéen» des livres du père Jean Charruau à ceux de l’abbé Fournier, ou du général Lamberton, qui collent le plus exactement possible l’écriture fictionnelle à l’écriture historique [31].
 
Est-il possible de penser que le roman historique «vendéen» est plus que tout autre engagé dans des impasses logiques puisque les rôles sont distribués de toute éternité et que toute transgression est impossible sauf pour les «inconnus de l’histoire»? L’exemple pourrait être apporté par l’abandon d’Aragon de l’idée faire une saga à partir de la Vendée et précisément du «pardon» du général Bonchamps. Ce chef vendéen obtint, au moment de sa mort, la grâce des prisonniers républicains que ses soldats voulaient fusiller avant de quitter la région pour la Bretagne. Aragon cherchait un épisode historique capable de rendre compte en 1956 des mutations historiques dans lesquelles le monde entrait avec le début de la déstalinisation, et s’est intéressé pendant quelques temps à cet épisode. Il ne réussit pas à en faire la métaphore voulue, qu’il trouva plus aisément avec la personnalité du peintre Géricault, en 1814. Au moment de la «semaine sainte» lors de la fuite hors de France de Louis XVIII, alors que Napoléon reprenait le pouvoir pour cent jours, Géricault, royaliste, voit sa vie basculer, et il accepte le cours de l’histoire nationale [32]. La grandeur du geste de Bonchamps, pardonnant à ses ennemis, aurait-il jamais pu trouver une signification aussi ouverte? Le poids de l’événement et des interprétations qui lui ont été associées a tellement conditionné la naissance de la Vendée, que la région a eu une destinée dramatique hors de toutes les intentions des acteurs. On peut voir là les raisons des limites posées à la «littérature» fictionnelle. Avec ce qu’elle comporte d’inventions porteuses d’oublis, celle-ci pourrait remplacer l’histoire discutante et batailleuse, qui occupe toujours le pré carré vendéen. Ce n’est pas encore le cas. On peut ainsi déceler les raisons qui expliquent que la réconciliation nationale ne soit pas encore faite autour de cette «guerre» interminable.
 


[1] Karine Rance, «La Contre-Révolution à l’œuvre en Europe», in Jean-Clément Martin dir, La Révolution à l’œuvre, Rennes, Presses universitaires, 2005, p. 181-192.
[2] Voir J.-C. Martin dir., La Vendée et le Monde, Guerre et répression", Enquêtes et Documents, n° 20, Université de Nantes-Ouest Editions, 1993.
[3] Proportionnellement les atrocités de Saint-Domingue, dans les Antilles, sont-elles supérieures.
[4] J.-C. Martin, La Vendée de la Mémoire, 1800-1980, Editions du Seuil, 1989.
[5] J.-C. Martin, Révolution et Contre-Révolution, Rennes, Presses Universitaires, 1996, p. 29-50.
[6] Par exemple, contre les Mémoires  de la Marquise de La Rochejaquelein, Le Bouvier des Mortiers, Examen des mémoires deMme de La Rochejaquelein,  ou réfutation des calomnies publiées contre le général Charrette, 1809.
[7] Notamment la Bibliothèque des Mémoires relatifs à l’histoire de France pendant le XVIIIe siècle.
[8] Abbé Félix Deniau, Histoire de la Vendée, Angers, 1876-1878.
[9] Alphonse de Lamartine, Histoire des Girondins, Paris, 1891.
[10] Célestin Port, La légende de Cathelineau, Paris, 1893; abbé Eugène Bossard, Cathelineau généralissime et la Grande armée catholique et royale,  Paris, Niort, 1893.
[11] Charles-Louis Chassin, Etudes documentaires sur la Révolution française, Paris, 1891-1900 (11 volumes) réed. Le Floch, Mayenne, 1973. Les milliers d’articles du chanoine Uzureau sont répertoriés par Lemière et Vachon.
[12] Autour du livre de Reynald Sécher, La Vendée-vengé, le Génocide franco-français,  PUF, 1985 ; J.-C. Martin, "A propos du «génocide vendéen». Du recours à la légitimité de l'Historien", Sociétés contemporaines, n°39, p. 23-38.
[13] Christiane Astoul, «Les Guerres de Vendée et la Revue du Bas-Poitou… de 1888 à 1939», in Vendée, Chouannerie, Littérature, Université d’Angers, 1986, p. 157-163.
[14] Marcel Faucheux, L’insurrection vendéenne en 1793,  Imprimerie nationale, 1964. on pourrait citer également les travaux très célèbres en son temps de l’archiviste Emile Gabory.
[15] Bernard Peschot, "Bibliographie des romans consacrés aux guerres de Vendée et de Chouannerie", in  Georges Cesbron dir. , Vendée, Chouannerie, Littérature,  Presses de l'Université d'Angers, 1986, p. 547-558.
[16] Edmond Lemière et Yves Vachon, Bibliographie de la Contre-Révolution dans les provinces de l'Ouest, Nantes, 1976 et 1980.
[17] J.-C. Martin, La Vendée de la Mémoire, 1800-1980, Seuil, 1989.
[18] Voir les articles du colloque Vendée, chouannerie, littérature, op. cit.
[19] Pierre Nora, dir., Les Lieux de Mémoire,  Gallimard, 1984, T. I.
[20] Pour un éventail des constructions régionales, Hanz-Gérard Haupt, Michae l G. Müller, Stuart Woolf, Regional and National identities in Europe in the XIXth and XXth Centuries, La Haye, Londres, Kluwer law international, 1998.
[21] Catherine Bertho, «L’invention de la Bretagne», Actes de la Recherche en Sciences sociales,  1981, 54, p. 45-63.
[22] Bernard Peschot, «L’image du vendéen et du chouan dans la littérature populaire du XIXe siècle», Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest,  1982, p. 259-264.
[23] Alexandre Dumas, Les louves de Machecoul,  Paris, 1859; La San Felice, Gallimard, Quarto, 2001. Sans parler de tous les autres romans historiques requérant rois et reines de France!
[24] Ernest Perrochon, Barberine des Genêts, Paris, 1933, réed, Au cri du chouan, 1976, illustrant exemplairement la confusion chouan/vendéen poussée ici jusqu’à l’absurde.
[25] Michel Ragon, Les Mouchoirs rouges de Cholet, Paris, 1983.
[26] Dernier exemple en date de cet usage fictionnel dans le roman, Chantal Thomas, La lectrice, Seuil, 2003.
[27] Roland Le Huenen, «Les Chouans, Quatre-vingt-treize, modèle de vérité et mise en fiction», in Vendée, chouannerie, littérature, op. cit., p. 311.
[28] Basile Clénet, Les Géants de la Vendée,  Paris, 1912.
[29] Claudie Bernard, «Refoulement historique, sublimation romanesque…», in Vendée, chouannerie, littérature, op. cit., p. 121. Du même auteur, Le Chouan romanesque,  PUF,
[30] Comte de Chabot, Paysans vendéens, Nantes, 1892.
[31] Jean Charruau,  Frère et sœur,  Paris, 1911, Vendéenne,  1912; Pierre L’Ermite, Tout se paye, 1935; général Lamberton, Le curé Chaban, .
[32] Jacques Boislève, «Force d’un cri et puissance réconciliatrice de l’Art», in Vendée, chouannerie, littérature, op.cit.,  p. 347-366.