Cerca

Soci e partner

Provincia di Ravenna

Comune di Ravenna

Fondazione del Monte

Cassa di Risparmio di Ravenna

Regione Emilia-Romagna

Ministero della Cultura

Memoria e Ricerca

La Francia della Liberazione e la guerra civile

di Philippe Buton
in Memoria e Ricerca n.s. 21 (2006), p. 101


La France de la Libération et la guerre civile
 
La France a-t-elle connu une guerre civile à la Libération? Pendant longtemps, la réponse des observateurs fut évidente, et l’opposition du devenir pacifique de la France et de celui, tragique, de la Grèce était un des passages obligés des manuels scolaires comme des discours des hommes politiques. Puis le débat s’est complexifié, au fur et à mesure que la mémoire angélique de la France pendant la Seconde Guerre mondiale se déconstruisait et que le temps des interrogations naissait. Dans la dernière décennie, une nouvelle définition des attendus du débat, accompagnée de recherches complémentaires, a permis une réponse nettement plus affinée. Tel est l’itinéraire mémoriel, à la fois politique et historiographique, que nous voudrions retracer dans cette contribution.
L’analyse des regards portés par les forces politiques françaises sur la guerre civile à la Libération permet de distinguer trois attitudes. La première, ultra-majoritaire puisqu’elle s’étend du parti communiste jusqu’à la droite démocratique, s’oppose aux seules forces extrémistes, de gauche et de droite.
En effet, depuis la Libération et jusqu’à nos jours, toutes les forces politiques gouvernementales, à gauche (partis communiste, socialiste et radical) comme à droite (gaullistes, modérés et centristes), ont affirmé que la France n’avait pas connu de guerre civile à la Libération, et toutes s’en félicitaient. Dans ce large spectre politique, la seule interrogation qui subsistait sur cette question renvoyait à la paternité du mérite: qui devait-on féliciter de cette heureuse issue? Deux postulants se disputaient le rôle vedette. Avant tout, de Gaulle qui, dans ses Mémoires, tenta de montrer que son intelligence politique avait permis de contenir les velléités communistes de prise du pouvoir qui auraient pu provoquer la guerre civile et/ou l’intervention étrangère[1]. Autre candidat au rôle de sauveur de la paix civile en France, le parti communiste, qui développe le thème de sa sagesse bénéfique dans une multitude d’ouvrages à vocation historique et politique. Je ne prendrai que l’exemple du manuel officiel traitant de l’histoire de la Résistance, rédigé par une commission de cadres communistes dirigée par Jacques Duclos. Après avoir rappelé une phrase du discours de Thorez prononcé en janvier 1945: «Le plan de la réaction tendait à pousser les éléments les plus avancés de la classe ouvrière vers les aventures, afin de diviser le peuple», ce manuel de 1967 précise: «C’est à un tel plan qu’il a été fait échec, grâce à la clairvoyance du Parti communiste, grâce à la maturité politique de la Résistance organisée et du prolétariat français (…) L’espoir de la grande bourgeoisie française et des impérialistes étrangers était alors de voir le prolétariat français se couper du reste de la population en s’engageant dans une folle tentative pseudo-révolutionnaire. Il aurait ainsi attiré sur lui une répression qui aurait non seulement provoqué, dans le sang, un durable recul des forces de progrès en France, mais ouvert la voie aux pires manœuvres à l’échelle de l’Europe.»[2]
En fait, le débat était généralement obscurci, faute de ne pas voir que cette question de la guerre civile éventuelle se dédoublait en deux éventualités tout à fait distinctes. En effet, par ce terme de guerre civile, on pouvait faire intuitivement référence soit à la situation italienne — fascistes contre antifascistes, autrement dit, en transposant l’alternative dans le cas français, collaborateurs contre résistants —, soit à la situation grecque – communistes contre anticommunistes, autrement dit dans le cas français, de Gaulle contre le PCF. Et il est intéressant d’observer qu’en évoquant l’hypothèse de la guerre civile, aucun homme politique des diverses sensibilités mentionnées ne parlait du premier cas de figure: Vichy n’apparaissait jamais comme un des acteurs potentiels de cette guerre civile; celle-ci n’aurait pu déchirer que la seule Résistance.
Cette dernière perception est partagée par les rares forces politiques de gauche qui refusent ce consensus historico-politique: l’extrême-gauche. En effet, à cette extrémité de l’échiquier politique, nous observons une deuxième posture historique qui consiste, d’une part, à reconnaître cette absence de guerre civile à la Libération mais, d’autre part, à la regretter en imputant cette absence à la trahison du PCF. Tel est le leitmotiv des publications trotskistes ou maoïstes.
En janvier 1945, la direction européenne de la IVe Internationale adopte une résolution dont un paragraphe s’intitule «La guerre civile» et qui contient l’affirmation suivante: «ni l’énergique intervention contre-révolutionnaire des impérialismes anglais et américain, ni l’attitude traître de la bureaucratie stalinienne et des réformistes n’ont empêché le mûrissement révolutionnaire de la situation en Europe. Comme le soulignaient les thèses de la Conférence européenne de février 1944: “Avec une inexorable nécessité, la guerre impérialiste se transforme en guerre civile.“ L’un après l’autre, les pays européens entrent dans le tourbillon révolutionnaire. Tandis que la guerre impérialiste se prolonge encore dans les pays “libérés“, soit par l’Armée rouge, soit par les troupes alliées, la guerre civile s’allume et s’amplifie.»[3] L’organisation qui émit ce document regroupait la quasi-totalité des trotskistes français. Mais un petit groupe — l’ancêtre de Lutte Ouvrière — restait à l’écart, tout en défendant, sur ce point, une position identique. En effet, son dirigeant, Barta, écrivait le 22 juin 1944: «La guerre impérialiste continuera aussi longtemps que les ouvriers dans les usines, les travailleurs sous l’uniforme, seront soumis à la domination des capitalistes et à l’accomplissement de leurs plans. Seule la guerre civile peut les en émanciper et émanciper ainsi l’humanité de la guerre.»[4] L’analyse des maoïstes reste d’inspiration similaire. Un seul exemple, l’hymne officiel des maoïstes français de la Gauche prolétarienne, Les nouveaux partisans, qui dénonce le refus du PCF d’engager cette guerre civile à la Libération: «Car on n’expulse pas la révolte du peuple / Peuple qui se prépare à reprendre les armes / Que des traîtres lui ont volées en 45 / Oui, bourgeois contre vous, le peuple veut la guerre / Nous sommes les nouveaux partisans»[5].
En définitive, les seules forces politiques à estimer que la France a bien connu une guerre civile à la Libération – troisième et dernière posture historique — sont les forces extrémistes de droite. Mais elles, à la différence de toutes les autres sensibilités, ne parlent pas d’une guerre civile «à la grecque», mais bien «à l’italienne». Le meilleur historien d’extrême-droite, et dirigeant néo-fasciste, François Duprat estime ainsi que «les militants nationaux» en 1944 se trouvent «engagés dans la guerre civile qui fait rage»[6]. Autre exemple, le chapitre consacré à la Libération dans le dernier ouvrage de l’ancien secrétaire général du GRECE, colonne vertébrale de la nouvelle Droite, Jean-Claude Valla, s’intitule «l’abominable guerre civile»[7]. Il est clair que, voulue ou non, cette présentation des faits permet de redonner un statut de force active à la collaboration. Or, sur ce point précis — la perception de l’extrême-droite collaboratrice —, nous observons deux phases mémorielles tout à fait différentes pendant la période qui court de la Libération à aujourd’hui.
La première période se prolonge jusqu’en 1968. Pendant plus de deux décennies, fortement encadrés par les discours gaullistes et communistes, les Français pensent, dans leur majorité, que la France fut à la fois trahie et héroïque. Si la France a été battue en 1940, pensent-ils, c'est parce qu'elle fut trahie. Le régime de Vichy est ainsi assimilé à une poignée de traîtres vendue aux Allemands. C'est au demeurant au nom de cette trahison (article 75 du code pénal) que les vichystes sont condamnés à la Libération. En d'autres termes, Vichy n'a aucune réalité endogène. Ce n'est pas le surgeon de l'extrême-droite française, c'est une simple création de l'occupant. La France ne saurait donc ressentir aucune once de culpabilité. Bien au contraire, la France fut héroïque. Elle a continûment résisté, elle s’est même en grande partie libérée elle-même, et elle alla porter le coup de grâce à l’ennemi, à égalité avec les autres Alliés, comme le démontre la présence de De Lattre de Tassigny lors de la cérémonie de la capitulation allemande, le 8 mai 1945 à Berlin. Toute cette mémoire idyllique de la Seconde Guerre mondiale domine alors les consciences des Français. Pendant cette période, seuls les mémorialistes ou historiens d’extrême-droite ne présentaient pas les collaborateurs sous les seuls traits d’agents stipendiés des occupants.
Cette mémoire rose de l’Occupation a été détruite à la suite des événements de 1968. Cette crise mémorielle que je n’examinerai pas ici de façon détaillée[8] comporte un élément qui nous concerne au premier chef: elle redonne de l’épaisseur idéologique au choix de la collaboration[9]. Pour l’essentiel, ce nouveau regard revient à nationaliser et à culpabiliser le régime de Vichy. Désormais, Vichy est perçu comme étant à l’origine de la politique de collaboration franco-allemande et, surtout, Vichy n’est plus analysé comme une création ex-nihilo de l’Allemagne, mais bien comme une entité politique qui possède une forte cohérence, et qui s’inscrit dans une tradition française antisémite et extrémiste. En outre, cette nouvelle vision souligne la différence essentielle entre les collaborateurs d’Etat, qui font le choix de la collaboration en raison d’une vision géopolitique, du rapport de forces, sans se convertir pour autant aux principes de l’Ordre nouveau hitlérien, tels Pétain ou Laval. Et de l’autre, les collaborationnistes, par exemple Jacques Doriot ou Marcel Déat, qui eux estiment que la victoire allemande s’explique par la supériorité de l’idéologie nationale-socialiste, qu’il convient donc de s’y rallier en participant à une Révolution fasciste européenne. Cette nouvelle vision de l’extrême-droite — par ailleurs historiquement exacte — redonne à celle-ci une évidente légitimité. Or, il est tout a fait frappant de constater que malgré cette rupture mémorielle majeure, le thème de la guerre civile ne s’est pas imposé pour autant dans le discours politique des décennies post-1968. Tout simplement parce que la nouvelle vision de l’extrême-droite lui a certes redonné une épaisseur idéologique mais non une épaisseur sociale: ce n’est toujours qu’une mince phalange dénuée de base populaire, bien incapable de mener, par ses propres forces, une guerre civile.
Qu’en est-il maintenant dans la sphère académique? Avant tout, il convient de souligner que cette question de l’existence ou non d’une guerre civile à la Libération n’a pas fait l’objet, jusqu’à très récemment, d’une réflexion approfondie. En particulier, la distinction nécessaire entre les deux types de guerre civile — guerre entre résistants et collaborateurs d’un côté, la guerre intra-Résistance de l’autre — n’était jamais explicite. Dans la littérature historique, nous rencontrions trois types d’écrits. Le premier dressait explicitement le constat de l’absence de guerre civile en France. Ainsi, l’ouvrage qui fut longtemps la référence par excellence sur cette période — les Actes d’un colloque réuni en 1974 — se conclut par le rappel de ce que son architecte, Henri Michel, nomme «quatre évidences». La deuxième est: «ce redressement militaire n’a été possible que grâce à la plus large union jamais réalisée par le peuple de France (…) En définitive, il n’y a pas eu de tentative de dictature — comme Roosevelt le redoutait — ni de guerre civile, comme cela s’est produit ailleurs.»[10] Le deuxième cas de figure, semble-t-il le plus fréquent, consistait à défendre la même opinion mais en creux, sans y insister, précisément comme une évidence qui n’avait pas à être rappelée. Ces deux postures d’écriture traitaient des deux types de guerres civiles éventuelles. Enfin, dernière option, certains historiens qui, eux, insistaient sur les heurts entre résistants et collaborateurs, utilisaient des phrases elliptiques ou polysémiques qui ne réglaient pas véritablement la question, telles les expressions «affrontements de la Libération» ou «guerre franco-française»[11].
L’épuration est un bon angle de vue pour analyser cette question. Lorsqu’elle était évoquée ou étudiée, elle n’était jamais présentée comme l’illustration d’une guerre civile. Les exécutions sommaires étant décrites comme le premier aspect de toute une série de mesures de répression de la collaboration, l’épuration était fondamentalement perçue, non pas comme un élément des affrontements militaires franco-français, mais plutôt comme un épilogue postérieur à ces affrontements[12].
Episodiquement cependant, le concept de guerre civile a été utilisé par quelques historiens. En premier lieu, dans quelques travaux de médiocre qualité. Le sixième volume de la longue saga écrite par Henri Amouroux — La grande histoire des Français sous l’Occupation — s’intitule L’impitoyable guerre civile[13]. De même, Philippe Bourdrel martèle régulièrement cette expression dans son ouvrage sur L’épuration sauvage[14]. Mais d’excellents connaisseurs de la période ont également recours à cette notion. Ainsi, Henry Rousso qui, en 1987, après avoir évoqué l’Affaire Dreyfus et le Front populaire, conclut: «C’est cette multiplicité des fractures internes que l’on peut désigner sous le vocable générique de “guerre civile“. Le terme peut choquer: rien de comparable en effet à l’Espagne de 1936, ni à la Grèce pendant et après la guerre, ni à la Yougoslavie, encore moins à l’Allemagne ou l’Italie. Mais dans un pays empreint d’une profonde tradition parlementaire, démocratique et républicaine, les luttes intestines, pour la première fois depuis la Commune, ont revêtu un caractère meurtrier et radical.»[15] Dans les années suivantes, cet historien a semblé hésiter dans l’expression à retenir. Dans sa remarquable étude sur l’épuration, publiée en 1992, il préfère employer l’expression euphémisée de « guerre franco-française»[16], mais, dans sa dernière contribution historique, il reprend finalement à son compte cette expression de guerre civile[17]. D’autres spécialistes de la période ont fait de même, par exemple Eric Conan, Daniel Lindenberg ou Denis Peschanski[18].
Récemment, deux historiens ont repris le dossier et ont tous deux conclu à l’inexistence d’une guerre civile à la Libération entre collaborateurs et résistants : Olivier Wieviorka, dans un article de Vingtième Siècle — « Guerre civile à la française ? Le cas des années sombres (1940-1945)»[19] — et moi-même dans un récent travail de synthèse[20]. Au demeurant, l’évolution de nos travaux respectifs témoigne bien d’une certaine inflexion historiographique. En 1994, Olivier Wieviorka publiait un article sur l’épuration, article intitulé «Les mécanismes de l’épuration» et qui comportait la phrase suivante: «si de Gaulle veut châtier les principaux collaborateurs, il n’entend pas revêtir la robe d’un Fouquier-Tinville et plonger le pays dans la terreur. Il veut surtout unir les Français, un vœu que l’épuration, en poursuivant la guerre civile, contredit. »[21] Republiant son article une décennie plus tard, Olivier Wieviorka choisit de modifier son titre — « Epuration: la guerre civile n’aura pas lieu» — ainsi que la phrase citée: «si de Gaulle veut châtier les principaux collaborateurs, il n’entend pas revêtir la robe d’un Fouquier-Tinville et plonger le pays dans la terreur. Il veut surtout unir les Français, un vœu qu’une épuration trop sévère, en ouvrant la porte à la guerre civile, contredirait.»[22] Pour ma part, après avoir partagé la position la plus commune — admettre en creux, sans y insister, l’absence de guerre civile — dans un premier ouvrage de synthèse, publié en 1993[23], je suis beaucoup plus explicite dans mon dernier ouvrage, en rejetant clairement cette qualification[24].
Entre ces deux étapes historiographiques, il y eut la prise en compte des travaux de Claudio Pavone. Toute une réflexion s’est engagée, en France, autour de ceux-ci, scandée en particulier par trois étapes. Avant tout, la lecture du grand livre de Claudio Pavone, publié en 1991[25]. Une deuxième étape importante fut un colloque tenu à La Roche-sur-Yon en 1994 avec la participation notamment de Claudio Pavone, de Gabrielle Ranzato et de Jean-Jacques Becker[26]. Enfin, un autre colloque a eu lieu à l’Université de Panteion à Athènes en février 2000, sur le thème des «Guerres civiles en Europe au 20e siècle», avec la participation, entre autres chercheurs, de Claudio Pavone, de Gabrielle Ranzato, d’Olivier Wieviorka et de moi-même.
Lors de ces différentes rencontres scientifiques, Claudio Pavone et Gabrielle Ranzato sont intervenus à la fois sur la guerre civile italienne, mais aussi sur la situation française, en proposant, pour la France, ce même diagnostic de guerre civile. En 1994, Gabrielle Ranzato estimait ainsi qu’« au cours du second conflit mondial, les guerres de libération des pays occupés par les Allemands se sont confondues avec des guerres civiles parce que l’armée allemande se trouvait sur les sols nationaux pour les intérêts exclusifs de l’Allemagne, mais aussi comme force solidaire avec les fascistes locaux. Ceci est vrai surtout pour l’Italie, le pays du fascisme prototypique, comme pour la France, où l’on ne peut pas comprendre Vichy comme pur et simple collaborationnisme.»[27] Lors du même colloque, Claudio Pavone étendait lui aussi ses conclusions au-delà de l’Italie: «Dans la Résistance italienne, tout comme dans celle des autres pays, trois aspects cohabitent selon des modalités diverses et variablement emmêlées: l’un patriotique, tourné contre l’envahisseur allemand; le second, contre les fascistes et les collaborateurs; le dernier, tourné vers la classe ouvrière, contre le patronat. C’est le second aspect (dont on peut considérer qu’il englobe le troisième) qui permet de parler de guerre civile et qui apparaît donc comme une des composantes de la lutte de la Résistance.»[28] Enfin, soulignons que cette opinion de nos collègues italiens fut partagée, dans ce même colloque de 1994, par Jacqueline Sainclivier[29], et par Jean-Jacques Becker qui a affirmé: «Certes, l’opposition entre vichystes et résistants n’est pas seulement ce qu’on appelle une «guerre civile», l’Occupation en faisant dans une large part une guerre internationale, mais, du point de vue qui nous intéresse ici, il s’agit vraiment d’une guerre civile.»[30]
Pourquoi, malgré toute une série d’observations judicieuses effectuées par les éminents chercheurs cités, d’autres chercheurs, dont moi-même, pensons qu’il est préférable de rejeter cette qualification ?
Le préalable pour l’étude de cette question — mais ce préalable en est aussi sa principale difficulté — réside dans la définition du concept utilisé. Si les événements espagnols ou grecs sont, de façon spontanée, assimilés par tous les observateurs à des guerres civiles, on ne saurait banaliser l’expression et qualifier ainsi tout affrontement violent mettant aux prises des personnes de même nationalité. Mai 68 en France, malgré la grève générale, les barricades, les pavés, les cocktails Molotov, les matraques et les quelques morts à déplorer, ne fut pas une guerre civile. Où donc établir le curseur dans cette définition ? A quel niveau de violence?
Heureusement, le débat a été largement clarifié grâce à la contribution, déjà évoquée, de Jean-Jacques Becker au colloque de La Roche-sur-Yon. Reprenant en grande partie les travaux sur la culture de guerre qu’il a menés avec les autres historiens spécialistes de la Première Guerre mondiale et rattachés au Centre de recherches de l’Historial de Péronne — en particulier Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, John Horne et Jay Winter —, le président du Centre de recherches de l’Historial a justement défini les quatre conditions requises pour qu’un affrontement puisse être qualifié de guerre civile et générer de ce fait une culture de guerre civile[31]. Selon Jean-Jacques Becker, le conflit doit être suffisamment long pour imprégner les mentalités, non pas d’une fraction mais, directement ou indirectement, de la totalité de la population. De plus, cet engagement de la population ne doit pas être seulement matériel, mais également idéologique. Enfin, après son achèvement, le conflit doit perdurer dans les esprits comme dans les choix politiques effectués.
Nous reprenons à notre compte cette excellente définition de Jean-Jacques Becker, mais il nous semble difficile de reconnaître ces caractéristiques dans la France de la Libération.
Observons, en premier lieu, la mobilisation de la population. Pour l’essentiel, la population française ne s’engage pas; elle attend. Autrement dit, en 1944, les Français n’inscrivent pas leur existence dans l’alternative : collaborer ou résister? Mais – deuxième observation – pour autant, ils ne renvoient pas dos à dos les deux camps en présence. Cette attitude de la population est liée à la nature du régime de Vichy. La politique et la consistance de ce qui s’appelle «l’Etat français» s'expliquent à la fois par la nature endogène du projet idéologique que celui-ci poursuit par ses forces propres, mais aussi par un facteur exogène, le soutien que lui apporte l'occupant. Or, en 1944, la balance entre ces deux éléments n'est plus celle de 1940. Depuis 1943, Vichy est clairement identifié à l'occupant par la population, et ce qui est vrai des collaborateurs l'est encore plus des collaborationnistes : la Milice ou autres Parti populaire français sont stigmatisés comme des traîtres. Il n’y a pas, en 1944, une importante fraction de la population qui se mobiliserait pour défendre un régime menacé par une autre fraction significative de la population. Et il n’y a pas non plus de puissantes forces militaires vichystes affrontant les armes à la main d’autres forces armées également puissantes. Sans l’aide des Allemands, que représenteraient les 10 000 miliciens actifs, haïs par pratiquement tous les Français, face aux près de 600 000 FFI, parfois craints mais pour l’essentiel respectés par la population? Entre mille exemples, celui de la Bretagne parle de lui-même: moins de 300 collaborationnistes armés tentent de s’opposer aux 35 000 FFI bretons[32]. Dans aucune ville française, les autorités vichystes ont tenté de se maintenir lorsque se présentaient les responsables de la Résistance. Aucun maire, aucun préfet, aucun ministre a tenté de s’opposer à l’arrivée des autorités nouvelles. Dans aucune ville française, il y eut des combats armés entre Français pour conquérir le pouvoir. Les seuls violences franco-françaises qu’il y eut furent, d’une part, des affrontements entre une poignée de collaborationnistes armés et les FFI et, d’autre part, les règlements de compte de l’épuration. Rien qui ressemble aux événements espagnols, grecs ou italiens.
Pour autant, le bilan meurtrier de ces deux types de violence n’est pas négligeable. Les chiffres sont maintenant solidement établis, même s’il nous est impossible de faire le départ entre ces deux catégories, tout en sachant que les morts par affrontements directs sont peu nombreux. Au total, donc, avant l’été 1944, environ 2500 Français ont été exécutés par des groupes se réclamant de la Résistance. Pendant l’été 1944, c’est le sort de 5000 autres Français. Enfin, après le départ des occupants, les exécutions sommaires ont coûté la vie à environ 1600 Français, les exécutions réalisées par la justice officielle (civile ou militaire) s’élevant, elles, à 1700 fusillés. Mais, de façon apparemment paradoxale, si on examine les choses de façon globale et fonctionnelle, l’épuration qui s’est produite à la Libération fut plus consensuelle que conflictuelle. Comme l’a écrit fort justement l’historien spécialiste de la Bretagne: «On pourrait lire dans ces brutalités une forme édulcorée de guerre civile, en ces jours où la Grèce et le nord de l’Italie s’embrasaient. Or, à notre point de vue, en France, les violences de la Libération participèrent au contraire d’une dynamique de resserrement du tissu national qui s’affirma à la suite de l’occupation allemande.»[33]
J’ajouterai que la forme même de la lutte résistante n’est pas principalement un combat de guerre civile, ce conflit sans retour et sans trêve possibles, de haine maximum, car le seul but envisageable est la simple destruction de l’ennemi par tous les moyens. Nouveaux signes de l’imprégnation de la culture républicaine, les résistants n’ont pas fait n’importe quoi. La torture, les mutilations, l’assassinat des familles des adversaires et autres actes barbares ont été le fait des occupants et de leurs supplétifs, pas des résistants. Au demeurant, les vichystes ne brûlent pas non plus leurs vaisseaux en s’engageant dans la spirale de la terreur et de la contre-terreur. Il est significatif d’analyser les affiches vichystes apposées sur les murs de France lors du débarquement[34]. Une d’entre elles apparaît clairement comme une affiche préparant la guerre civile. Elle a été signée par Joseph Darnand, le chef de la Milice, et elle contient ces mots: «Les ordres sont clairs, considérez comme des ennemis de la France les francs-tireurs et partisans, les membres de la prétendue armée secrète et ceux des groupements de résistance. Attaquez-vous aux saboteurs, qu'ils soient ou non parachutés, traquez les traîtres qui essaient de saper le moral de nos formations, faites leur face comme les GMR[35] en Haute-Savoie, comme la Garde dans le maquis limousin ». Mais, à l’inverse de cette affiche du courant collaborationniste, les deux autres affiches, celle de Pierre Laval et celle du maréchal Pétain, possèdent une tonalité tout à fait différente. Au lieu d’un appel à la mobilisation générale, c’est une exhortation à la prudence et à l’attentisme. La guerre civile est, certes, évoquée mais pour la conjurer. Elle est stigmatisée comme le mal absolu, reflétant du reste sur ce point l’opinion de la masse des Français en 1944. Laval écrit ainsi: «Vous refuserez d'entendre les appels insidieux qui vous seront adressés. Ceux qui vous demandent de cesser le travail ou vous incitent à la révolte sont des ennemis de notre patrie. Vous vous refuserez à aggraver la guerre étrangère sur notre sol par l'horreur de la guerre civile.» La thématique du message de Pétain est identique, mais sur un ton plus larmoyant. Et il réitère son exhortation en s’adressant aux membres de la Légion française des combattants — personnes de choix pour d’éventuelles actions armées contre la Résistance — une semaine après le Jour J: «Nous ne sommes pas dans la guerre. Votre devoir est de garder une stricte neutralité. Je ne veux pas de guerre fratricide. Les Français ne doivent pas se dresser les uns contre les autres, leur sang est trop précieux pour l’avenir de la France et la haine ne peut que compromettre l’unité de notre pays qui est le gage de sa résurrection.»[36]
Du côté de la Résistance maintenant, les choses ne sont pas très différentes. A l’exception parfois des communistes, dont le langage, la pratique des attentats et la visée insurrectionnelle ont pu participer à la brutalisation de la forme du combat, les autres résistants, de Gaulle en premier lieu, ont tout fait pour que l’occupant reste la cible principale, que les combats armés demeurent limités, et que les affrontements franco-français soient exceptionnels. Pour toutes ces raisons, à la Libération — avec des réserves secondaires qu’il conviendrait de faire pour dessiner un tableau complet — ce n’est pas un bain de sang qui a coulé, et les plaies purent progressivement, mais assez rapidement, se refermer.
Enfin, il convient de revenir sur la question mémorielle car, pour notre propos, elle reste l’élément essentiel. En effet, elle signifie que le débat académique n’a rien de rhétorique ou d’incertain, puisque l’existence de cette guerre civile détermine l’essentiel des postures politiques ultérieures: leurs cadres d’analyse, leurs références spontanées comme leurs ressorts profonds. Or, après la Libération, jamais les affrontements de 1944 n’ont constitué l’élément discriminant du débat politique. Cet élément eut son importance politique à droite, expliquant en particulier le fossé infranchissable qui a perduré entre le gaullisme et l’extrême droite, y compris pendant la guerre d’Algérie. Cet élément eut également une importance politique à gauche, fondant la posture fantasmatique de l’opposition gauchiste à l’orthodoxie communiste. En revanche, cette dichotomie n’a aucun sens dans la structuration du débat politique à l’échelle nationale. Quels sont les éléments qui ont structuré ce débat lors des décennies ultérieures ? Nous en relevons deux, se succédant ou se chevauchant au gré des conjonctures politiques. D’un côté, le retour au classicisme français avec l’alternative Gauche-Droite. De l’autre, l’ombre portée de la guerre froide avec la venue au premier plan du conflit Communisme-Anticommunisme. Mais jamais la ligne de partage ne sépara les parties antagonistes de 1944, les épurateurs aux épurés, les résistants aux collaborateurs. Le dernier exemple mémoriel que nous pouvons prendre renvoie au phénomène majeur de la vie politique française de ces dernières décennies : l’arrivée sur le devant de la scène, à partir de 1983, du Front national, c’est-à-dire d’un puissant parti d’extrême-droite, xénophobe et raciste, avec des composantes antisémites et fascisantes. Or le Front national n’est pas le parti des anciens collaborateurs, ou des nostalgiques de Vichy ou de la Milice. Naturellement, ces derniers soutiennent l’organisation de Jean-Marie Le Pen. Mais, s’ils étaient seuls ou s’ils conféraient au Front national son armature politique et son assise idéologique, celui-ci ne constituerait pas un danger pour la démocratie française. Le discours, la force et la légitimité du Front national résident dans une certaine pathologie nationale, politique et sociale de la France actuelle, sûrement pas dans la réactivation de la mémoire d’une ancienne et hypothétique guerre civile. Si la mémoire de la Libération est aujourd’hui plus trouble que pendant les décennies qui ont suivi celle-ci, ce n’est pas du fait de la redécouverte d’une guerre civile imaginaire, c’est par le constat que la mémoire rose de la guerre et que le mythe résistancialiste ont eu comme pendants le silence imposé à la mémoire souffrante des Juifs martyrisés, comme le voile pudique jeté sur les zones grises de l’accommodement de la population française avec l’occupant.


[1][1] Tel est un des fils conducteurs de Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Paris, Plon, trois volumes, 1954-1959.
[2] Le Parti communiste français dans la Résistance, Paris, Les Editions sociales, 1967, p. 336-337.
[3] Comité exécutif européen de la IVe Internationale, «Le mûrissement de la situation révolutionnaire en Europe et les tâches immédiates de la IVe Internationale», Quatrième Internationale, n° 14/15, janvier-février 1945, repris dans Les congrès de la IVe internationale, Paris, Editions la Brèche, 1981, p. 303-304.
[4] La Lutte de classes, n° 31, 22 juin 1944, rééd. Montreuil, Editions la Brèche, 1992, p. 145.
[5] Voir également les analyses maoïstes les plus fouillées sur cette question: «1944-1947. Le PCF au gouvernement», Octobre. Les cahiers du marxisme-léninisme, n° 1, 1973; Tom Thomas, De l’opportunisme à la trahison, Paris, 1975 ; «Le mouvement de masse et le Parti communiste français, 1944-1945», Les Cahiers du Forum-Histoire, n° 8, 1978.
[6] François Duprat, Les mouvements d’extrême-droite en France depuis 1944, Paris, Albatros, 1972, p. 17.
[7] Jean-Claude Valla, La Milice. Lyon 1943-1944, Paris, Editions de la Librairie nationale, 2002, p. 39.
[8] Pour de plus amples développements, cf. Philippe Buton, «La memoria colletiva francese della seconda guerra mondiale, crisi d’identità e consolidamento democratico», Ventunesimo Secolo, n° 7, 2005.
[9] Des travaux d’historiens allemands, français, britanniques et américains, amorçant cette révision historiographique, avaient précédé 1968, en particulier Eberhard Jäckel, La France dans l’Europe de Hitler (éd. originale 1966), Paris, Fayard, 1968; Henri Michel, Vichy, année 40, Paris, Robert Laffont, 1966; Geoffrey Warner, Pierre Laval and the Eclipse of France, 1931-1945, Londres, McMillan, 1968 ; Stanley Hoffmann, «Collaborationnism in France during World War II», Journal of Modern History, n° 40, 1968. Mais c’est après la publication du remarquable ouvrage de Robert Paxton en France, en 1973 — Robert O. Paxton, La France de Vichy 1940-1944 (éd. originale 1972), Paris, Le Seuil, 1973 —, qu’une nouvelle vision de Vichy se diffuse largement. Cf. Henry Rousso «L’historien, lieu de mémoire. Hommage à Robert Paxton» (2000), repris dans Henry Rousso, Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, Paris, Gallimard, «folio histoire», 2001, p. 453-480.
[10] Henri Michel, «Conclusion», Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, La libération de la France, Paris, Editions du CNRS, 1976, p. 999.
[11] Cf. le n° spécial de Vingtième Siècle, n° 5, 1985.
[12] Voir par exemple ce qui constitua, pendant longtemps, les deux références majeures sur l’épuration: Marcel Baudot, «La répression de la collaboration et l’épuration politique, administrative et économique», Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, op. cit., p. 759-784 et Peter Novick, L’épuration française, 1944-1949, éd. originale 1968, Paris, Balland, 1985.
[13] Henri Amouroux, La grande histoire des Français sous l’Occupation, Paris, Robert Laffont, tome 6, L’impitoyable guerre civile, 1983.
[14] Philippe Bourdrel, L’épuration sauvage, Paris, Perrin, 1988. Ce livre a été sévèrement critiqué par tous les spécialistes de la période.
[15] Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1987, éd. 1990, p. 15.
[16] Id., «L’épuration, une histoire inachevée», Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 33, 1992, repris dans Id., Vichy. L’événement, la mémoire, l’histoire, op. cit., p. 502.
[17] Henry Rousso, «“La guerre est finie“», Les collections de L’Histoire, n° 28, 2005, p. 6.
[18] Eric Conan, Daniel Lindenberg, «Que faire de Vichy?», Esprit, n° 181, 1992, p. 7; Denis Peschanski, La France des camps. L’internement 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002, p. 455.
[19] Olivier Wieviorka, «Guerre civile à la française? Le cas des années sombres (1940-1945)», Vingtième Siècle, n° 85, 2005, p. 5-19.
[20] Philippe Buton, La Joie douloureuse. La libération de la France, Bruxelles, Complexe, 2004.
[21] Olivier Wieviorka, « es mécanismes de l’épuration», L’Histoire, n° 179, 1994, p. 49.
[22] Olivier Wieviorka, «Epuration: la guerre civile n’aura pas lieu», Les collections de L’Histoire, n° 28, 2005, p. 16.
[23] Philippe Buton, «La France atomisée» et « ’Etat restauré», in Jean-Pierre Azéma, François Bédarida (dir.), La France des années noires, tome 2, Paris, Le Seuil, 1993, rééd. «points-histoire», 2000, p. 419-482.
[24] Ph. Buton, La Joie douloureuse, op. cit., en particulier p. 68-69.
[25] Claudio Pavone, Una guerra civile. Saggio storico sulla moralità nella Resistenza, Bollati Boringhieri, Torino, 1991. L’ouvrage n’a été traduit en français qu’en 2005, sous le titre Une guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance, Paris, Le Seuil, 2005.
[26].
[27] Gabriele Ranzato, «Evidence et invisibilité des guerres civiles», Jean-Clément Martin (dir.), La guerre civile entre Histoire et Mémoire, Nantes, Ouest Editions, 1995, p. 21.
[28] Claudio Pavone, «La mémoire de la Résistance en Italie et le refoulement de la guerre civile», Id., p. 169-170. La même idée est soulignée par Claudio Pavone dans son intervention prononcée à Athénes: «Dans tous les pays d’Europe occupés par les puissances de l’Axe, les résistants ont combattu contre leurs compatriotes collaborateurs. De ce point de vue, la deuxième guerre mondiale peut donc aussi être interprétée, étant donné son contenu politique et idéal, comme une guerre civile européenne», Claudio Pavone, La Résistance italienne comme guerre civile, Athènes, 2000, p. 3.
[29] Jacqueline Sainclivier, «La mémoire des guerres civiles dans l’Ouest, du XIXe siècle aux années 60: élément de permanence ou du rupture socio-politique?», J.-C. Martin (dir.), op. cit., p. 195.
[30] Jean-Jacques Becker, «Y a-t-il une culture de guerre civile?», J.-C. Martin, op. cit., p. 35.
[31] Ibid., p. 34.
[32] Luc Capdevila, Les Bretons au lendemain de l’Occupation. Imaginaire et comportement d’une sortie de guerre, 1944-1945, Rennes, Presses universitaires de Rennes, «Histoire», 1999, p. 49.
[33] Luc Capdevila, «Violence et société en Bretagne dans l’après-Libération (automne 1944-automne 1945)», Modern and Contemporary France, 1999, 7 (4), p. 443.
[34] Ces documents ont été reproduits dans Philippe Buton, La France et les Français de la Libération, 1944-1945. Vers une France nouvelle?, Paris, Musée des deux guerres mondiales-BDIC, 1984, p. 41.
[35] Force de répression assimilable à la gendarmerie mobile.
[36] Reproduit dans Marc Ferro, Pétain, Paris, Fayard, 1987, rééd. «Pluriel», 1994, p. 562.V